“Lettre aux Vivants” (2010)

white bear

J’écrivais cette Lettre en 2010, à propos des “vivants”, terme devenu central aujourd’hui; il y était aussi question d'”effondrement” et de “vitalisme” – mais aussi de ce qui, dans le vivant, est vide, mort, désajusté, fou, non-vivant donc.

La revue s’appelait “La Revue Nécessaire”, pour son n°1, en septembre 2010 (https://issuu.com/necessaire/docs/vivant-vivant)


L’annonce faite aux vivants. Une lettre aux vivants ne peut s’écrire qu’un pied dans la tombe ; à demi vif, boitant. Parce que les lettres, mots, images, rappellent les disparus qui les utilisèrent, les forgèrent et les renouvelèrent. Et parce que l’écrit est testamentaire, en puissance différée de demeurer après ma mort – je ne suis qu’un successeur averti sur la précarité de son succès, à savoir être resté encore vivant, malgré tout. Mais d’autre part et plus profondément, l’écrit est en puissance actuelle de mort : en tant que se séparant de moi, composé par des termes répétables en mon absence dès lors avérée par cette écriture même, il atteste immédiatement la possibilité, toujours déjà là, de ma mort.

L’écrit est un détachement de verbe envoyé au front du Disparant.

Fissure et folie. Dans ce milieu précaire traversé par les morts, fantômes oscillant de la brume au marbre, se tient, en équilibre instable, un être vivant. C’est-à-dire quelqu’un pour qui traverser la vie doit compter plus qu’être  traversé par la mort. Forcément infidèle, traître obligé à défaut d’être contraint. Contr’Un par la force du vivant lui-même.

Tout être vivant est une anomalie, c’est-à-dire une singularité. Pour vivre sa vie d’être vivant, l’être humain dut s’anomaliser. Il a dû tenir la proposition d’existence qu’il s’était faite pour tenir la proposition de vie qui lui avait été faite. Mais ces deux propositions ne se recouvrent pas. Lorsque le vivant ne se singularise pas, il demeure au vivier. La correspondance normale est le plus bas degré du vivant – réplication au plus proche de l’identique, et même là, même au niveau de la duplication de l’information génétique, ça diffère, rate, mute, ça se hasarde en terrain méconnu.

Dans l’être humain, la trace de l’anomalisation est une case vide, ou une fissure. La fissure est l’écart, matériel et symbolique, qu’il y a entre le genre supposé et l’individu déposé. Elle est la marque de la non-correspondance, du non-emboîtement. Une folie, comme la vie. Car la folie n’est pas le chaos originaire qui n’aura pas su être dompté par l’ordre de la civilisation, mais la faille qui se sera creusée pour qu’on puisse, tant bien que mal, se civiliser. Pour se civiliser, il faut devenir fou, trouver son anomalie vitale. On a cherché par erreur la transcendance en Dieu ; on l’a réajustée, dans l’immanence, comme hors-de-soi originaire, extase (Bataille) ; il fallait la trouver dans le décollement fissile. Dont le rayonnement fossile communique, avec plus ou moins de force, notre proposition vitale.

Et peut-être que les animaux, eux aussi, ont leur fissure, si l’on admet que chaque être vivant existant est défection en acte de tout type (Canguilhem). Les chiens qui, à Moscou, savent prendre le métro et descendre aux stations attendues ont su prendre en marche le train de l’histoire. Et la folie animale est reconnaissable aux yeux de l’amateur. Peut-être cependant que la fissure animale passe plus entre l’individu vivant et son genre aboli qu’en l’individu lui-même. Mais c’est à voir avec – les animaux.

L’auto-organisation et la mort. L’être vivant est ce qui se passe de la vie au trépas. Car la vie d’un être vivant, humain, animal ou végétal, celle qui lui appartient en propre en cela que personne d’autre ne pourra la vivre à sa place, se singularise dans la façon que cet individu aura de passer. De s’installer non pas seulement comme passage, mais dans un passage élaboré. A partir du moment où l’on interroge l’individu vivant comme tel, c’est-à-dire cet être-ci et non pas cet être-là, la vie comme naissance et la mort comme décès cessent de pouvoir mesurer une droite, un fil ou un plan homogène, pour s’enrouler du côté de la vie.

Cet enroulement peut prendre le nom d’auto-organisation. L’être vivant s’auto-organise non pas comme une boule autiste mais en se couplant sur un milieu, un monde qu’il génère dans cette opération. Il se ferme non pas à, mais sur l’extérieur (Morin), les dehors qui composent et décomposent son lieu. Le vivant est l’être en relations. Mais la relation ne lui est pas quelque chose d’extérieur, toute mécanique ici défaille – si vous ne mettez plus d’essence dans votre voiture, elle s’arrête sans se désintégrer (tout du moins temporairement) ; il n’en va pas de même pour l’individu vivant qui, faute de nourriture, d’oxygène ou de sang, meurt sans délai. La relation s’incurve du vivant, elle est son incursion et sa récursion permanente, système « autopoiétique » : un « réseau de processus de production de composants qui (a) régénèrent continuellement par leurs transformations et leurs interactions le réseau qui les a produits, et qui (b) constituent le système en tant qu’unité concrète dans l’espace où il existe, en spécifiant le domaine topologique où il se réalise comme réseau » (Varela).

Mais la régénération continuelle est localement finie, et thermodynamiquement condamnée. Loin de s’exclure de la mort, l’auto-organisé s’y rapporte, et plus encore s’y scelle par son couplage même avec le monde auquel il est venu ; comme jamais, de cette manière, avant lui. Le monde déçoit toujours le soi qui organise, comme il peut, sa proposition vitale. L’individu vivant est celui qui a signé un pacte avec la mort, dans sa constitution même si l’on en croit les hypothèses qui nouent la « sculpture du vivant » avec les mécanismes d’apoptose (Ameisen). A la différence du pacte avec le diable, qui rigidifie la vie en nous faisant croire en l’existence d’une âme séparable et en définitive commercialisable, le pacte avec la mort n’est pas tant la restitution d’une vie que l’on doit à la mort que celle d’une mort que tout successeur doit à la vie pour qu’elle reprenne.

Fonction et création. L’auto-organisation de l’être vivant, Varela l’écrit noir sur blanc, implique un « espace vide », le point de l’hypercycle par où toute vie a commencé, le clinamen du détachement devenu spirale. Fissure, désobéissance première, folie. Dont la création est l’autre nom. Pour Claude Bernard la vie est 1/ mort et 2/création. L’identité de la vie et de la mort, c’est le fonctionnement de l’organisme, qui se détruit par son action : « le fonctionnement de l’organe, c‘est un phénomène physico-chimique, c’est la mort », écrit Canguilhem à propos de Claude Bernard. Artaud ne dira pas autre chose, avec son « corps sans organe » qui en finirait avec la maladie de la mort. L’« inné » comme refus intégral de toute fonction.

Le détachement de la vie sur fond d’inertie, c’est la création que tout individu vivant est tenu d’effectuer à son propre compte pour se coupler d’un monde. Et la création est le contraire de la fonctionnalisation : une défonctionnalisation, un désajustement – une hérésie inaugurale. L’individu vivant, c’est ce qui n’aura pas fonctionné. Pas bien, pas comme il aurait fallu selon le type, la norme, le genre sous lequel on aurait voulu le subsumer. Révélation temporelle inversée de l’outil lorsqu’il n’est plus en état de marche. La panne de l’outil renvoie à l’Age d’Or de son utilité impeccable. Alors que le fonctionnement de l’individu vivant est l’entre deux créations, son usure programmée, une station entre deux trains. L’oubli du vivant. Sa mécanisation illusoire, qui sautera lorsque la relation se fera sentir. Dans l’amour, cette relation improbable. Ou dans la maladie, sa doublure détective.

Mais la maladie ne renvoie à la santé que comme période au cours de laquelle il était possible de créer. Eros malade ne sait plus sur quel pied danser. Canguilhem encore : l’homme sain n’est pas normal mais « plus que normal », il est « capable de plusieurs normes ». Et la santé, « c’est le luxe de pouvoir tomber malade et de s’en relever ». Autrement dit l’autopoièse, que l’amoureux confirme dans la « communauté des amants » (Bataille). En ce sens, tomber amoureux est la meilleure façon de ne pas tomber malade.

Envoûtement, hétéro-organisation et artifice. Mais ça va mal dans le monde, et Artaud nous dit que nous sommes envoûtés. Par le capitalisme, la technique moderne et le monothéisme qui, dans une opération concertée, ont colonisé les formes de vie. Envoûtée est la forme de vie qui est empêchée de faire ce dont elle est capable : s’auto-organiser. Etre empêché, c’est ne pas pouvoir s’accoupler avec un monde. Ou se coupler avec le non-monde. C’est demeurer coupé des relations. Ou entretenir des rapports de basse intensité, pétrifiés avant leur acmé. Ne pas pouvoir s’enrouler sur soi-même afin de jouir du simple fait d’exister, pour rien, gratuitement. Ne pas pouvoir s’épanouir.

L’hétéro-organisation est le fait de placer la commande hors de l’être vivant. Ce qui est possible politiquement sous la forme de la domination, ainsi qu’économiquement, comme exploitation, et théologiquement comme Transcendance. Ajoutons techniquement, lorsque les conditions de possibilité de la continuation et de la reproduction de la vie passent sous contrôle absolu d’un appareillage externe, comme artificialisation. L’artificialisation est le mode d’être qui rend le vivant exclusivement dépendant de la technique. Fabriquer des semences non-reproductibles en est un exemple. Mais tout aussi bien placer hors du corps humain les conditions de son autonomie. Laisser aux mains d’un autre le monopole de la déclaration relative à l’Arrêt Maladie (Illich), le si bien nommé. Artaud, là encore, le dira plus brutalement : « S’il n’y avait pas de médecins, il n’y aurait pas de malades (…). Ceux qui vivent, vivent des morts, et il faut aussi que la mort vive… Il n’y a rien comme un asile d’aliénés pour couver doucement la mort, et tenir en couveuse les morts ». Où appert que l’artificialisation est sous condition d’une dépropriation du savoir de la technique (l’expertise).

Ce n’est pas la technique comme telle qui doit être dénoncée, mais celle qui ne rend pas aux individus vivants leur puissance, qu’elle s’accapare. Sous la forme de ce que nous nommons le Substitut Intégral. Or la technique doit être vouée aux êtres vivants. Simondon oppose à l’artificialité la « concrétisation », soit – entre autres paramètres – le mode par lequel la technique intègre en son sein la relation avec l’extérieur naturel (une maison avec panneaux solaires). Seule une technique en relations peut permettre d’éviter que les êtres vivants soient expropriés de leurs réseaux existentiels, autrement dit isolés. Ce n’est pas la technique comme telle qui isole, mais la technique isolée. La technique isolée rend le monde désolé. Et devient, pour reprendre une formule que Hegel appliquait à l’argent, « la vie mouvante, en soi-même, de ce qui est mort ».

« Vue vivante ». Toute société qui ordonne les formes de vie à quelque fonction préétablie fabrique des morts-vivants. Comme le montre White Zombie, le long-métrage de Victor Halperin (1932), les zombies sont les travailleurs parfaits. Et des consommateurs accros (George A. Romero, Dawn of the Dead, 1978). C’est en ce sens que le marxisme, l’anarcho-syndicalisme et le situationnisme auront été d’abord et avant tout des tentatives de désensorcellement, des techniques conjuratoires.

La mise sous fonction des individus est un programme qui atteint sa plus grande efficacité lorsque conspirent – mécaniquement – l’expertise, l’artificialisation, la Transcendance immergée dans l’immanence, l’exploitation et la domination. Nous appelons sociétés de clairvoyance le dispositif qui, à l’intérieur du programme de ce Saint Alliage, s’attelle à modeler l’avenir et l’imaginaire – l’ouverture imaginaire du temps sur son néant. Si toute société a toujours tenté de contrôler le temps et les fictions qui soutiennent l’être-ensemble, les sociétés de clairvoyance produisent les fictions performatives d’un pré-traçage de l’avenir par anticipation, sélection et immunisation préventive.

Or l’imagination est le levier de la défonctionnalisation : envisager qu’une chose puisse être autrement qu’elle n’est. Puisse arriver autrement que prévue. Coller l’imagination sur un objet unique, univoque, fatal, c’est empêcher l’individuation du vivant. Colmater la fissure. La survie de l’individuation du vivant se jouera dans la possibilité du décollement de l’imaginaire. De son détachement vers l’inconnu. Qui se présente toujours sous la figure de l’Indécidé.

L’envoi. Un autre scénario : l’écroulement sur elle-même de la méga-conspiration par épuisement de ses bases matérielles (épuisement des sols, éradication de la biodiversité, manque d’eau potable ; changements climatiques ; catastrophe nucléaire, etc.). Un effondrement qui sera l’effet de l’hétéro-organisation, comme commande détachée par clivage de ses bases vivantes déniées, réduites à de la matière informable à volonté, sans espoir d’individuation. L’écologie physique et psychique aura sans doute été la prise de conscience trop tardive d’une humanité vivant au-dessus – au sens spatial du terme – de ses moyens. Toute politique lucide souffrira aujourd’hui de dipoplie, ou de double contrainte : changer de fiction instituante pour que le pire soit conjuré ;  se préparer à l’après-effondrement. Défendre l’individuation du vivant ; et ses conditions de possibilité.

Dans les deux cas de figure, le soin apporté à l’imagination demeure crucial. Mais change il est vrai de sens. Et touche à la signification de cette lettre, son envoi(x). Car la mort s’avère triple en définitive : puissance testamentaire ; mécanisation ; extermination. Si nous affirmons, comme l’aura fait Canguilhem, la nécessité, voire la probité d’un vitalisme, c’est bien contre ce qui pourrait rendre définitivement impossible l’écriture et, de cette lettre, une réception, aussi inassurée soit-elle – envoyer une bouteille à la mer suppose la mer.

Lyon, Mars 2010

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