« Sachons protéger la rêverie. »

Je retrouve cet entretien paru en 2012 dans la revue L’An 02 – Ecologie, en voici le pdf “Envoûtements” – Ecologie L’An 02 hiver 2012 2013 – et ci-dessous l’entretien entier (qui avait aussi un titre différent).


« Sachons protéger la rêverie. »

Entretien avec le philosophe Frédéric Neyrat.

Le film Low life, dans lequel vous apparaissez, traite de la lutte des sans-papiers sur un mode pour le moins inhabituel : celui de la magie noire. Vous-même avez consacré un livre sur l’« envoûtement » chez Antonin Artaud. Quelle est la pertinence de la question de la sorcellerie dans le monde gestionnaire et bureaucratique qui est le nôtre, et au regard des luttes d’aujourd’hui ?

 

FN : Vis-à-vis d’Artaud, la question de l’envoûtement était une manière d’interroger le rapport intime entre la folie de cet écrivain et la démence de la colonisation capitaliste. Parler d’envoûtement pour décrire ce rapport, c’est commencer par laisser de côté ce qu’on croit savoir de l’« exploitation » et de l’« aliénation ». C’est s’installer, comme avec le terme de sorcellerie, dans un anachronisme volontaire capable de déchirer le présent. Plus le présent est compact, coupé des avenirs improbables comme des passés sacrifiés, plus il se perd comme présent – un présent sans passé ni avenir est, littéralement, inhabitable. Vaudou, envoûtement, zombie, sorcier, magie, tous ces termes créent des zones d’ombres, des zones d’opacité dans ce système que vous nommez « bureaucratique » et « gestionnaire », et que je qualifie pour ma part de « surexposé » ou de « clairvoyant ». Ces deux derniers termes s’appliquent aux nouvelles Lumières que nous devons combattre et indiquent en quel sens notre époque exige un nouveau romantisme.

 

C’est-à-dire ?

 

Romantiques sont non seulement une manière de vivre intensément le présent sur fond d’un passé à reprendre et d’un avenir à conquérir, mais aussi une manière de réinvestir le langage. Envoûtement ou sorcellerie, ce ne sont pas d’abord des concepts, mais des métaphores, qui ne valent que dans la tension qu’elles créent avec les objets qu’elles sont censées décrire – capitalisme, colonisation, destruction du psychisme, canalisation préventive de l’avenir, etc. Il s’agit donc d’une guerre portée dans le langage. Fonder la pensée politique, aussi émancipatrice soit-elle, sur le seul calcul de l’injustice ou la plate description de l’horreur écologique, c’est se condamner à partager avec l’ennemi la même émasculation des mots, la même pauvreté d’imaginaire. J’affirme que le manque de perspective, de profondeur psychique, imaginaire et langagière, est l’une des causes du manque de révolution. Dire qu’il est trop tard pour être romantique, trop tard pour faire sentir l’énigme de l’univers à même la terre saccagée reviendrait à dire qu’il est trop tard pour tout. Ce à quoi je me refuse. Il nous faut continuer – ici et maintenant – à affirmer en quoi il est juste, bon et beau que les conditions de possibilités du vivant soient défendues jusqu’à notre ultime souffle.

 

Les écologistes en appellent généralement à dessiller les consciences face aux « vérités qui dérangent », à ne pas « regarder ailleurs quand la maison brûle », or Low life met en scène une résistance qui prend la forme d’une évasion par la fête, la danse ou le sommeil, conçus comme des espaces préservés d’autonomie. On pourrait y voir, à la manière de certains anti-soixante-huitards, un repli hédoniste objectivement utile pour le capitalisme. Y a-t-il malgré tout une puissance subversive dans la sarabande, l’amour et la rêverie ?

 

Regardons le feu tant que nous voulons, tant que nous ne regarderons pas ailleurs, par ailleurs, à partir d’un ailleurs, nous n’y verrons que du feu. Car voir n’est pas une action mécanique d’application des yeux sur un objet, cela implique une donation de sens, qui suppose une capacité de discernement. Comme le dit quelque part Beckett, « quoi, j’ai passé toute ma roulure de vie dans les sables, et tu veux que j’y voie des nuances ? ». Sans art, c’est-à-dire sans différence articulée entre ce qui existe et ce qui pourrait être, ce qu’on voit et d’autres manières de voir, de sentir et d’entendre, il n’y a aucune chance que l’écocide en cours soit reconnu à sa juste mesure.

En ce sens, parler de rêve n’a rien à voir avec l’idée d’une fuite dans le rêve, mais tout avec la nécessité de repenser l’articulation de ce qu’on appelle « rêve » avec ce qu’on appelle « réalité ». De nombreux artistes de bio-art ont le sentiment que leurs œuvres, supportées par des laboratoires scientifiques, ne sont plus des rêves, des métaphores, mais bien des réalités, et ils en sont fiers – pensez à Eduardo Kac et ses bidouilles transgéniques. Finalement, le rêve est devenu très dangereux, ce que Burroughs avait parfaitement compris : « L’Amérique n’est pas tant un cauchemar qu’un non-rêve. […] Le rêve est un événement spontané et donc dangereux pour un système de contrôle créé par des non-rêveurs ». C’est plutôt du non-rêve que vend le capitalisme, c’est-à-dire de l’hallucination (du 3D). De la non-métaphore, c’est-à-dire de la fixation dans les flux du changement permanent. Bref, ne nous faisons pas avoir par les clichés du capitalisme qui prétend avoir investi les désirs d’autonomie, de créativité et d’amour… Croire un seul instant que l’autonomie est ce qui se passe dans une usine capitaliste, que la création est identique à la production de marchandise ou que l’amour consiste à rencontrer quelqu’un sur Second Life est la preuve que la capacité de rêver, de reprendre les promesses du passé, de relancer les dés de l’avenir, a été sérieusement compromise.

Sachons protéger la « rêverie », surtout si c’est celle d’un promeneur solitaire. Elle est l’une des formes de l’ailleurs à partir duquel une politique efficace est pensable. Elle est ce qui permet à la vérité de ne pas être seulement « dérangeante », mais de pouvoir s’articuler sur une foi dans un monde qui puisse nous convenir. Nietzsche forever.

 

Le sommeil de la raison productive engendre des chimères, c’est-à-dire des possibles… Seulement, l’écologie suppose aussi un sens de la limite, de la mesure. Si le capitalisme est pareil à un Cronos dévorant ses enfants, quel autre Léviathan viendra arrêter cet ogre ? Car l’ogre, c’est aussi le garant de l’ordre social : le croquemitaine avec lequel on effraie les enfants pour qu’ils ne transgressent les interdits. Comment, donc, juguler l’hubris capitaliste sans sacrifier l’autonomie des individus ?

 

En rétrocédant une part de démesure[1] aux formes de vie, c’est-à-dire en procédant à une nouvelle métabolisation anthropologique de la démesure comme amour, imagination et formes d’auto-organisations attentives aux relations qu’elles génèrent et qui les obligent. Je considère en effet, contre Hans Jonas, que le problème n’est pas de ré-enchaîner Prométhée, le pauvre, le torturé, mais, 1/ de brider – à défaut d’abolir – le capitalisme et 2/de refonder le rapport sensitif, émotionnel, esthétique que nous entretenons avec le monde comme avec les médiations techniques. On ne peut traiter de la question de l’hubris en général, il faut la territorialiser à chaque fois, voir si elle ouvre un espace ou, au contraire, le détruit. « Nombreux sont les Terribles, mais aucun plus que l’homme » lorsqu’il ne connaît plus aucun espace ni aucun temps pour expérimenter ce que l’existence a de profondément démesuré, rebelle à toute norme, toute arché. L’ogre, ou le Léviathan, ou l’Etat despotique, a besoin du capitalisme pour l’alimenter. Il ne sera jamais écologique. Le « pétainisme vert » que pronostiquait Gorz sera tout simplement un nationalisme brun qui finira par se manger lui-même suite aux manques de vivres. Ogre autophagique.

 

Vous notez que le productivisme génère de l’épuisement, alors que l’écologie implique plutôt une forme de laisser-être, comme la plante qui pousse sur l’asphalte…

 

Déjà Benjamin Péret, en 1937, dans la revue Minotaure, commentait une photographie de train à l’abandon envahi par des herbes sauvages : « la Nature dévore le progrès et le dépasse », disait-il. On serait moins optimiste aujourd’hui, sachant que cette dévoration bienheureuse risquerait de n’avoir lieu qu’après catastrophe écologique majeure. Une politique du laisser-être implique donc, loin de tout « laisser-faire », l’ensemble des décisions économiques et techniques susceptibles d’empêcher ce qui nous empêche de vivre. Laisser-être, fondamentalement,engage une politique contre la production entendue comme mot d’ordre s’appliquant non seulement à la sphère technique, mais à toutes les sphères de la vie. Autrement dit une anti-production : se dégager de l’impératif du devenir obligatoire. Le laisser-être, c’est donc : moins d’asphalte. C’est-à-dire moins de pression formatrice sur le vivant et le psychisme. Une politique qui assure des espaces de déconnexion.

 

Propos recueillis par Georgio Makekazzo.


[1] Cf. « Démesure », et le dossier « Prométhée contre Areva » in Multitudes 2011/4 (n° 47).


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